Évangéline

par Charango



   C'est une lumière intense qui le frappe. Quelque chose de blanc. Est-ce un ennemi ? Une bête en forme de ver phosphorescent, mais mille fois plus brillant qui désire faire un festin de ce qui est apparemment son cadavre ? Qu'elle s'en aille, cette sale bête ! Il bouge, regarde autour, le ver semble inoffensif. C'est quoi cette pièce plongée dans la pénombre ?

Et ce sol, et ces murs carrelés ? Et cette machine sur laquelle il voit des chiffres, des lettres dans une langue inconnue, et cette courbe reproduite sans cesse, succession de plats et d'oscillations, et puis d'un pic, toujours le même ponctué par un « bip » rythmique. C'est quoi cet endroit ? Autour de lui, il perçoit une bulle de plastique transparente. Cette membrane l'emprisonne, il doit la percer, il doit se lever… Horreur ! Il a des tuyaux dans la bouche et dans le nez !

Ses mains sont libres, il arrache les tuyaux, il respire… Ici, tout lui est étranger. Qu'a-t-il dit ? Qu'a-t-il fait ? Est-ce qu'il a été livré, son corps, ou son esprit, à une expérience aussi obscure que terrifiante ?

Il faut partir. Sans se faire remarquer de préférence. Lacérer avec les ongles la bulle de plastique. Sortir de cette couche qui l'étreint avec une tendresse feinte, une couche molle. Se défaire de ces papiers qui adhérents sur lui, reliés à des fils qui forment une toile d'araignée qui le tient prisonnier. Pas pour longtemps. Il s'appuie sur les mains et remarque une pince sur son index. L'ennemi le tient prisonnier par des moyens ridicules. Le projet vise-t-il à l'efféminer ? La machine se met à crier un long et insupportable « bip » aigu. Ses onomatopées, ses suites de lettres sans voyelles le regardent d'un œil mauvais. Il bouge, trouve le moyen de se débarrasser de la bulle, pose les pieds sur terre (enfin… un sol de béton ciré) il tient debout ! Il jette la machine hurlante au sol, cette harpie de métal et de verre qui le persécute dans ce qu'il éprouve comme une bête au sifflement inhumain. Il marche.

Vite aller dehors. Il tire la porte-fenêtre et entre dans un jardin. Il fait nuit. Il se regarde, il est en pyjama bleu ciel, il sent le gazon sous la plante de ses pieds, il respire un air frais, il y a des arbres, des pins et des chênes qu'il reconnaît, et plus loin, il y a un chemin fait d'une matière noire. Des lumignons en envoient une lumière orange un peu partout et il n'y a personne autour. Que faire ? 

Le mieux dans ces situations est de filer droit devant soi et de ne plus penser à rien.

De plus, il a faim, et il est sûr que son pyjama bleu le fera repérer par ses ennemis s'ils apprennent sa fuite.  Il avise un bâtiment mal éclairé suivi d'une longue pelouse. C'est par là qu'il décide de partir. Alors il court, droit devant, il arrive devant des croisillons métalliques, il les escalade malgré les blessures qu'il s'inflige aux mains et aux pieds, le haut de grillage lui griffent le ventre. Il tombe dans un fossé plein de ronces, son pyjama bleu tombe en lambeaux. Il grimpe le talus escarpé du fossé, enjambe une barrière métallique et gondolée qui ne forme pas un obstacle sérieux, et là, il voit l'enfer.


À 21 heures ce soir d'octobre, le trafic était encore dense sur la rocade. Évangéline conduisait, elle revenait de son travail. Ses pensées, toujours les mêmes, tournaient autour de sa vie de femme seule, de son orgueil d'avoir su assumer un job très prenant d'assistante de recherche, de ce qui lui restait dans le frigo pour le repas de ce soir, de ce soir où elle ne sortirait pas…

C'est dans cet état d'esprit qu'elle le vit, il était immobile et empiétait sur la voie de droite, elle l'évita et s'arrêta sur la bande d'arrêt d'urgence. Là où les gens faisaient des écarts sur l'autoroute, klaxonnant, faisant des signes rageurs, et puis continuant leur route comme si de rien n'était, elle avait crié vers l'homme perdu au milieu du trafic et l'avait pris par la manche (ou ce qui en restait) à la faveur d'une interruption de la circulation, et l'avait littéralement trainée jusqu'à sa voiture.

Un homme en pyjama au milieu de l'autoroute, c'était sans aucun doute un fou, échappé de l'hôpital. Seulement dans ce segment de la ville, il n'y avait pas d'hôpitaux. Les bords de l'autoroute étaient occupés par des entreprises de haute technologie, nanotechnologies, exploration fonctionnelle du cerveau… C'était une technopole. Elle le savait pertinemment : c'était là qu'elle travaillait.

Elle n'a pas pensé à appeler la police, elle a remis le contact et démarré, direction son appartement, avec cet homme étrange, sanguinolent et en pyjama et qui n'avait toujours pas dit un mot.

Les minutes parurent des heures et tout à coup « Quintus » un artefact de son qui sortait de lui. Que disait-il ? Elle resta silencieuse (qu'est-ce que cela pouvait lui dire « Quintus »).

Il semblait incommodé par l'odeur de plastique de la voiture (qui était, en effet, relativement neuve), elle ouvrit la vitre avec la commande électrique, il lui jeta un regard stupéfait ou elle crut percevoir un début de panique. Enfin, elle se gara à la maison. Il ne voulait pas sortir, alors elle lui a ouvert la portière.

Il est sorti, il humait le parfum de la nuit, parfum étranger de verdure et de gazoline mêlés. Il entra inquiet dans le hall, les lumières électriques le surprenaient. Il fut angoissé dans l'ascenseur, mais il le cachait sous les traits de sa discipline. Puis il entra dans l'appartement d'Évangéline, dans le salon, il fut comme submergé : Les structures, les textures qui lui étaient présentées dans ce lieu, rien ne ressemblait là à quoi que ce soit du monde connu.

Évangéline lui prodigua des soins, désinfecta les blessures, et elle vit qu'il commençait à tomber de fatigue. Elle le mit sur un canapé et elle put aller se coucher. Elle allait éteindre sa lampe de chevet après les petites lectures qu'elle s'octroyait avant de s'endormir (là, c'était un livre historique sur la Seconde Guerre mondiale) qu'elle le vit entrer et la prendre avec violence.

Elle ouvrit ses jambes légèrement, elle gémit, elle hurla, elle rua, et elle parla en sachant qu'il n'allait pas répondre. Curieusement, il resta là, elle ne lui en voulait pas, il l'avait prise sans la frapper, il la regardait avec des yeux d'homme plus heureux, comme s'il y avait une légitimité dans leurs relations. Il y avait eu quelque chose de spécial dans leur union, un désespoir, désespoir d'elle, désespoir de lui qui lui parlait et qui lui plaisait aussi. Puis elle lui donna des coups de pied pour le faire sortir de son lit, le fit tomber au pied du lit puis se leva pour le ramener à ce canapé dans lequel il devait comprendre qu'il ne dormirait pas avec elle.

Elle resta éveillée encore une bonne heure, lui, on l'entendait parler dans son sommeil dans une langue incomprise, mais qui lui paraissait vaguement familière. Elle sentit ses muscles se détendre et elle put s'endormir enfin. Ses rêves l'amenèrent sur des routes et des mondes de perdition, elle était la proie d'un monstre à corps d'étranger, une histoire d'un soir qui virait à la tragédie, le rapt et la séquestration, Évangéline dans un grand tourbillon et puis rien.


Lorsque vint le petit matin, elle se leva bien décidée à se débarrasser de cet homme bizarre qui était à coup sûr un nœud de problèmes sans fins, un danger dans son existence, certes frustrée, mais au moins un peu sécure. Elle se dit à elle-même « tu es une salope, ma fille » et elle prit sa douche avec l'impression d'avoir des emmerdes et de les avoir bien cherchés.

Le frigo faisait toujours son bruit habituel, la cuisine était orientée vers l'est, mais il faisait encore nuit. Elle mit la Télé machinalement sur une chaîne d'information continue, lança le café en en faisant un peu plus que d'habitude. Il est entré dans la lumière, elle lui a demandé « Café ? » Il a répondu comme un automate «café.» Elle le fit asseoir, il avait besoin qu'on lui dise tout. La télé était devant elle, elle préparait des tartines beurrées, beurre et miel, elle lui montrait, un peu de café, un peu de tartine, décidément, il fallait tout lui dire. Et la télé se met à dire : « Le légionnaire romain retrouvé congelé dans la mer de glace l'été dernier a été réanimé. Mais il s'est échappé du centre de recherche biomédicale. Son corps n'a pu être retrouvé, s'il est en vie et que vous avez des indices pour le retrouver, téléphonez-nous au …  elle voyait l'écran, elle voyait l'homme et c'était bien lui.

L'homme se reconnaissait dans l'image sur l'écran, il regarda la femme, Évangéline, il la regarda et il sourit, et elle, elle finit par lui sourire aussi. « Tù… Quintus. Quintus hein » elle était au comble de l'étonnement. « Mî…  Évangélina, my name is, excuse, je ne sais pas parler latin. Évangéline… Évangéline ». Il fit «  Quintus… Evang… Quid ! » . Et elle rit. Elle regarda la télé et elle lui parla : « S'ils veulent récupérer leur soldat romain, ils peuvent essayer, mais ce n'est pas moi qui irai les aider »

Mais l'heure d'aller au travail arrivait, elle enferma son compagnon dans son appartement en espérant qu'il ne casserait pas tout. Il y avait une excitation dans sa vie, quelque part elle retrouvait les chemins de l'aventure auxquels elle avait rêvé enfant. Elle revisitait ce sillon des découvertes, de l'enfance, de la passion, elle fut quelque temps métamorphosée.

Mais après une semaine, Quintus commença à avoir des problèmes de santé. Un premier puis un second AVC ont eu raison de ses facultés, puis malgré une réanimation lourde, il mourut quinze jours après son réveil.

Évangéline était transformée, une louve romaine peuplait ses rêves. Inconsolable, elle entendit des mots qui la confortèrent, elle comprit que Quintus n'aurait pas vécu plus longtemps en laboratoire. Et qu'est-ce que la vie, si ce n'est le temps de courir l'un vers l'autre et de s'attraper, poursuivre les joies et les moments de lumière, et trouver un moyen de se comprendre ? Elle pleurait, mais il y avait des rires dans ses pleurs.

Et plus tard, elle s'aperçut qu'elle était enceinte. Neuf mois plus tard, elle accoucha d'un petit Quentin, le prénom français le plus proche de Quintus.